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Par
Plumes1 le
19 Août 2007 à 02:27
La plus grande feuille dans ce pays est certainement la feuille de
bardane. Si on la tient devant son petit estomac, on croit avoir un
véritable tablier et si, les jours de pluie, on la pose sur sa tête,
elle vaut presque un parapluie, tant elle est immense. Jamais une
bardane ne pousse isolée ; où il y en a une, il y en a beaucoup
d'autres et c'est une nourriture véritablement délicieuse pour les
escargots. Je parle des grands escargots blancs que les gens distingués
faisaient autrefois préparer en fricassée. Il y avait un vieux
château où l'on ne mangeait plus d'escargots, ils avaient presque
disparu, mais la bardane, elle, était plus vivace que jamais, elle
envahissait les allées et les plates-bandes ; on ne pouvait en venir à
bout, c'était une vraie forêt. De-ci, de-là s'élevait un prunier ou un
pommier, sans lesquels on n'aurait jamais cru que ceci avait été un
jardin. Tout était bardane ... et là-dedans vivaient les deux derniers
et très vieux escargots. Ils ne savaient pas eux-mêmes quel âge
ils pouvaient avoir, mais ils se souvenaient qu'ils avaient été très
nombreux, qu'ils étaient d'une espèce venue de l'étranger, et que c'est
pour eux que toute la forêt avait été plantée. Ils n'en étaient jamais
sortis, mais ils savaient qu'il y avait dans le monde quelque chose qui
s'appelait " le château ", où l'on était apporté pour être cuit, ce qui
avait pour effet de vous faire devenir tout noir, puis on était posé
sur un plat d'argent, sans que l'on puisse savoir ce qui arrivait par
la suite. Etre cuit, devenir tout noir et couché sur un plat d'argent,
ils ne s'imaginaient pas ce que cela pouvait être, mais ce devait être
très agréable et supérieurement distingué. Ni la taupe, ni le
crapaud, ni le ver de terre interrogés, ne pouvaient donner là-dessus
le moindre renseignement, aucun d'eux n'avait été cuit. Les vieux
escargots blancs savaient qu'ils étaient les plus nobles de tous, la
forêt existait à leur usage unique et le château était là afin qu'ils
puissent être cuits et mis sur un plat d'argent. Ils vivaient très
solitaires, mais heureux et comme ils n'avaient pas d'enfants, ils
avaient recueilli un petit colimaçon tout ordinaire, qu'ils élevaient
comme s'il était leur propre fils. Le petit ne grandissait guère parce
qu'il était d'une espèce très vulgaire. Un jour, une forte pluie tomba. - Ecoutez comme ça tape sur les feuilles de bardane ! dit le père.-
Et les gouttes transpercent tout, dit la mère. Il y en a qui descendent
même le long des tiges. Tout va être mouillé. Quelle chance d'avoir
chacun une bonne maison et le petit aussi. On a fait plus pour nous que
pour toutes les autres créatures, on voit bien que nous sommes les
maîtres du monde ! Dès notre naissance, nous avons notre propre maison
et la forêt de bardanes semée pour notre usage. Je me demande ce qu'il
y a au-delà. - Il n'y a rien au-delà, dit le père. Nulle part, on pourrait être mieux que chez nous et je n'ai rien à désirer. -
Si, dit la mère, je voudrais être portée au château, être cuite et mise
sur un plat d'argent. Tous nos ancêtres l'ont été et, crois-moi, ce
doit être quelque chose d'extraordinaire. - Le château est sans
doute écroulé, dit le père, ou bien la forêt a poussé par-dessus, et
les hommes n'ont plus pu en sortir. Du reste, il n'y a rien d'urgent à
le savoir. Mais tu es toujours si agitée et le petit commence à l'être
aussi - ne grimpe-t-il pas depuis trois jours le long de cette tige ? -
Ne le gronde pas, dit la mère, il grimpe si prudemment ; tu verras,
nous en aurons de la satisfaction, et nous autres vieux n'avons pas
d'autre raison d'exister. Mais une chose me préoccupe : comment lui
trouver une femme ? Crois-tu que, au loin dans la forêt, on trouverait
encore une jeune fille de notre race ? - Oh ! des limaces noires,
ça je crois qu'il y en a encore, mais sans coquille et vulgaires ! Et
avec ça, elles ont des prétentions. Nous pourrions en parler aux
fourmis qui courent de tous les côtés, comme si elles avaient quelque
chose à faire. Peut-être qu'elles connaîtraient une femme pour notre
petit ? - Je connais la plus belle des belles, dit la fourmi, mais je crains qu'elle ne fasse pas l'affaire ; c'est une reine ! - Qu'est-ce que ça fait, dit le père, a-t-elle une «maison »? - Un château qu'elle a, dit la fourmi, un merveilleux château de fourmis, avec sept cents couloirs. -
Merci bien, dit la mère, notre fils n'ira pas dans une fourmilière. Si
vous n'avez rien de mieux à nous offrir, nous nous adresserons aux
moustiques blancs ; ils volent de tous côtés sous la pluie et dans le
soleil et connaissent la forêt. - Nous avons une femme pour lui,
susurrèrent les moustiques. A cent pas humains d'ici se tient, sur un
groseillier, une petite fille escargot à coquille qui est là toute
seule et en âge de se marier. - Qu'elle vienne vers lui, dit le père ; il possède une forêt de bardanes, elle n'a qu'un simple buisson ... Alors
les moustiques allèrent chercher la petite jeune fille escargot. On
l'attendit huit jours, ce qui prouve qu'elle était bien de leur race. Ensuite,
la noce eut lieu. Six vers luisants étincelèrent de leur mieux. Du
reste, tout se passa très calmement, le vieux ménage escargots ne
supportant ni la bombance, ni le chahut. Maman escargot tint un
émouvant discours - le père était trop ému -, et c'est toute la forêt
de bardanes que le jeune ménage reçut en dot, les parents disant, comme
ils l'avaient toujours dit, que c'était là ce qu'il y avait de meilleur
au monde, et que si les jeunes vivaient dans l'honnêteté et la droiture
et se multipliaient, eux et leurs enfants auraient un jour l'honneur
d'être portés au château, cuits et mis sur un plat d'argent. Après
ce discours, les vieux rentrèrent dans leur coquille et n'en sortirent
plus jamais. Ils dormaient. Le jeune couple régna sur la forêt et eut
une grande descendance, mais ils ne furent jamais cuits et ils n'eurent
jamais l'honneur du plat d'argent. Ils en conclurent que le château
s'était écroulé, que tous les hommes sur la terre étaient morts. La
pluie battait sur les feuilles de bardane pour leur offrir un concert
de tambours, le soleil brillait afin de donner une belle couleur aux
feuilles de bardane. Ils en étaient très heureux, oui, toute la famille vivait heureuse.
Hans Christian Andersen
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