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Noo-politique spinoziste ?
Noo-politique spinoziste ? (Recension de deux livres récents sur Spinoza, de Lorenzo Vinciguerra et de Pascal Sévérac)par Yves CittonMise en ligne le jeudi 27 décembre 2007Maurizio Lazzarato proposait dans son dernier ouvrage dappeler noo-politiques « les nouvelles relations de pouvoir qui prennent comme objet la mémoire et son conatus (lattention) ». La noo-politique (telle quelle sexerce aujourdhui à travers « les réseaux hertziens, audiovisuels, télématiques, la constitution de lopinion publique, de la perception et de lintelligence collective ») opère « la modulation des flux de désirs et de croyances, et des forces (la mémoire et lattention) qui les font circuler dans la coopération entre cerveaux »( [1]). Ce néologisme, dont une note précise quil faut le situer au croisement du noûs des Grecs (« la partie la plus haute de lâme, lintellect ») et du fournisseur daccès à Internet Noos, sinscrit dans une tradition de pensée que lauteur fait explicitement remonter à Gabriel Tarde et à Leibniz. De même que Tarde avait pris la peine de préciser son rapport à Leibniz dans un long essai consacré au rapport entre « Monadologie et sociologie », de même Maurizio Lazzarato propose-t-il une néo-monadologie qui puise chez Leibniz les concepts d « événement » et de « monde possible » à partir desquels se construit son analyse politique des mouvements sociaux du début du XXIe siècle.
Au cours des dernières années, on a pu sentir sinstaller, dans les milieux de pensée dinspiration deleuzienne, un certain clivage entre, dune part, une filiation spinoziste, qui va puiser dans lÉthique et le Traité politique sa conception dun mouvement réel des sociétés humaines articulé en termes de puissance de la multitude, dauto-organisation constituante, de nécessitarisme anti-humaniste, de stratégie du conatus et déconomie des affects, et, dautre part, une filiation leibnizienne, qui raisonne en termes de puissance de la différence, de sensibilité monadique, de bifurcations infinitésimales, de pluralisme, de monde possible et de virtuel. Dun côté, une lignée qui va de Spinoza au Deleuze du Problème de lexpression, en passant par Marx et Toni Negri ; de lautre, une lignée qui va de Leibniz au Deleuze du Pli, en passant par Tarde et le pragmatisme américain. À Leibniz, la première filiation reprochera son providentialisme, son dualisme, ainsi que ses professions de foi trop conciliantes avec les doctrines chrétiennes du libre arbitre et de lâme ; à Spinoza, la seconde filiation reprochera détouffer le pluralisme sous le monisme de la substance unique, décraser le possible et le virtuel sous le poids de la nécessité et de la perfection du réel, daplatir lévénement sous le fer à repasser dune causalité intégralement intelligible. Ces deux traditions sont-elles parallèles, rivales, incompatibles ou complémentaires et articulables entre elles ? Deux parutions récentes, qui feront certainement date dans lhistoire de lexégèse spinozienne, permettent de lancer des ponts relevant en dernière analyse de la « noo-politique » entre la philosophie de la cause immanente et celle de linvention du possible. une théorie de la trace
Spinoza et le signe. La genèse de limagination de Lorenzo Vinciguerra propose certes une reconstruction méticuleuse de la théorie spinozienne du signe, saisie dans un cadrage inspiré de Pierce( [2]). Comme le sous-titre lindique, ce livre participe toutefois dun projet plus large, qui consiste à rendre compte de lensemble de lactivité imaginative, telle que la conceptualise Spinoza. De façon encore plus ambitieuse, lauteur propose en fait une refondation complète de lontologie spinoziste sur des bases aussi inattendues quéclairantes, puisquelles reposent sur les propriétés du « mou » et sur la notion de trace. Je caractériserai cette redescription de lontologie spinoziste à travers six étapes principales : a) De la sensation à laffection. Après une première partie consacrée à une étude de la notion de sensation et de la façon dont Spinoza sen sert pour écarter le spectre du scepticisme et redéfinir les notions détonnement et dadmiration (pp. 25-89), et après avoir posé que la sensation relève de la connexion et que « percevoir, cest toujours affirmer une relation » (54), Lorenzo Vinciguerra développe la dimension la plus originale de son travail dans une deuxième partie intitulée « Le corps et sa trace » (pp. 91-162). Il commence par mesurer les enjeux du déplacement quopère Spinoza de la notion de sensatio à celle daffectio, et montre en quoi, puisque « tout ce qui peut arriver [contingere] à un corps ce sont des affections » et « puisque le corps, en tant que mode, est lui-même une affection de Dieu », alors « laffection du corps est toujours laffection dune affection » (96) « le corps étant moins le support que le rapport immanent de ses affections » et laffection étant « toujours essentiellement un rapport de rapports » (105). Dans le cadre ainsi posé, « laffection définit à la fois ce qui modifie la constitution dune chose et ce qui la constitue comme essence » (107). Par ailleurs, « puisque je suis une idée de corps, ce qui est connu de mon existence est le résultat dune affection de celui-ci, qui a toujours sa prémisse dans une autre chose quelle-même et non dans lego artificiellement réduit à lillusion dun isolement transcendantal » (118). b) Une physique générale du mou et de la trace. Lauteur propose alors de caractériser la mécanique de ces processus daffection à partir dune tripartition entre le mou, le dur et le fluide : « est mou tout ce qui est apte ou se prête à être revêtu [induere] de traces [vestigia] » ; « le mou est ce lieu moyen, entre le dur et le fluide, au sein duquel un corps est modifié par des autres, qui y laissent leurs traces » ; « on pourra comprendre le dur comme ce qui résiste le plus à la traçabilité, et donc aussi ce qui retient plus durablement les traces ; et le fluide comme ce qui, nopposant pratiquement pas de résistance, ne retient quasiment pas les traces des corps extérieurs ». Avec pour résultat que « tout corps, dans la mesure où il est susceptible dêtre un lieu de traces, cest-à-dire de porter les marques dautres corps, peut être considéré comme étant plus ou moins mou » (129). c) Une redescription de la notion de « corps ». Cest la productivité théorique doutils aussi simples et intuitifs qui fait un des charmes principaux du livre de Lorenzo Vinciguerra. Cette physique de la trace permet en effet de saisir que « la constitution dun corps, en tant quaffection, nest jamais que le résultat de ce que toutes les traces (innées et acquises) ont fait de lui » (131). Dune part, cette définition du corps comme champ de traçabilité recouvre de très près et illustre de façon très heureuse à des fins didactiques la notion de « mode » que Spinoza met au cur de son système : « rien ne convient donc mieux à son essence [de la trace] que la définition du mode comme ce qui est toujours en autre chose par laquelle aussi il se comprend. Toute trace est un de quelque chose qui a eu lieu, qui nest plus là, et au lieu de quoi il y a son empreinte » (132). Dautre part, en prenant les traces (vestigia) pour « les modifications les plus simples » (165) correspondant aux insaisissabes corpora simplicissima de la physique de lâge classique , on aboutit à une conception du corps particulièrement apte à dépasser les illusions de lindividualisme naïf, en ce que lidentité nest plus caractérisée à partir de létendue, mais de la capacité à tracer/être tracé (à affecter/être affecté) : « lextérieur et lintérieur ne sont donc pas donnés a priori dans létendue, mais ils se constituent eux-mêmes comme le résultat dune relation causale et sémiotique. Le corps ne doit pas être imaginé comme une portion détendue quil découperait par sa figure selon un dehors et un dedans, mais comme une certaine manière dêtre affecté et daffecter, cest-à-dire comme une certaine manière dêtre tracé, et une certaine manière de tracer létendue et de produire des signes » (223). d) Une sémio-physique de la trace, de la figure et de la forme. Avec des raffinements quon laisse au lecteur le plaisir daller chercher dans le livre lui-même, largumentation propose sur ces bases une caractérisation des corps à trois niveaux superposés, selon lesquels les traces sagencent en figures, dont les variations se stabilisent autour de formes individuantes : « la figure dun corps est donnée par une certaine position ou situation de ses parties » tandis que « la forme consiste dans lunion, selon une certaine loi, qui fait que des corps composent tous ensemble un seul et même corps ou individu » (139), avec pour conséquence que « la forme dun corps nest autre que la totalité des figures quil lui est donné de revêtir [...] elle est cette puissance qui permet de passer dune figure à lautre, tout en se conservant » (140). « La richesse des figures auxquelles un corps peut se prêter traduit ainsi sa puissance, cest-à-dire son aptitude à être modifié et à modifier son entourage. Alors que la forme exprime la loi interne du corps, la figure traduit la forme dans son rapport à lextériorité » (142). De la sorte, « une nouvelle articulation fondée sur la relation forma-figurae-vestigia vient corriger et remplacer la conception abstraite du corps selon superficies-lineae-puncta » (144). e) Une herméneutique de limage et du signe. La troisième partie de louvrage, intitulée « Des images et des signes » (165-234), fait travailler ce vocabulaire de base pour développer la dimension représentative dont peuvent être investies traces, figures et formes. Reformulant le vieil adage sensualiste, lauteur souligne que « rien nest dans limage qui nait été dans la trace » (169) et caractérise les images en ce quelles « signalent la présence, réelle ou fictive, dun objet extérieur » (170). En sappuyant sur lapproche pragmatiste, il articule la fonction représentative à travers une structure ternaire qui ajoute au représentant et au représenté le troisième terme quest linterprétant, défini comme « celui ou ce relativement à quoi quelque chose [res] est représenté et signifié par des images ou des signes », ou de façon plus précise comme « la catégorie sémiologique incarnée par un individu quelconque, quexprime la puissance denchaînement propre au corps et à lesprit de cet individu » (202). Défini comme « un durcissement de limage », « plus dur, et donc aussi plus stable » quelle, le signe « incarne une loi, une habitude » (217), qui cristallise les traces singulières sous la pression homogénéisante de normes collectives au fil des frayages projetés par lactivité imaginaire : « autant la trace est ce creux logé au fond du corps, autant le signe est ce relief que limage gagne par le travail de limagination. Elle relève les traces de leur nature purement passive, rehausse et articule un autre plan de différences, sur lequel les images viennent se replacer » (217). f) Une caractérisation de la signification comme relevant de lenchaînement. La dernière partie de louvrage, « De lusage des signes » (237-298), analyse ce que Spinoza écrit des prophéties et de la révélation à la lumière de la sémiophysique posée au cours des chapitres précédents( [3]). La signification y apparaît comme à localiser non dans la trace elle-même, mais dans les enchaînements dans lesquels elle sinscrit : « il ny a pas de traces qui constitueraient des unités de sens préétablies avant leur enchaînement, car celles-ci dépendent du processus par et dans lequel elles sont comprises : la chaîne doit être considérée comme première [prior] par rapport à ses maillons » (199). Cela se vérifie à léchelle de limage : « la signification seffectue moins par une image seule, que par le lien qui fait passer des unes aux autres. [...] Si donc la signification relève de la mémoire, cest que la signification de limage dépend étroitement de lenchaînement qui en oriente le sens » (193). Cela sapplique également sur léchelle la plus large, celle de la vie dun corps : « ce qui définit la forme dun corps, cest la pratique des enchaînements de ses figures, que sa puissance lui permet de revêtir » (157), cette pratique des enchaînements, ces savoir-faire, constituant lingenium propre à chaque corps, sa complexion (162).
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