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Edouard Levé prend ses distances
Les livres nannoncent jamais rien, ce nest malheureusement pas une raison pour ne pas y croire. Lécrivain et artiste Edouard Levé sest tué lundi à 42 ans. Sa femme la trouvé en fin de journée. Il avait laissé une série de lettres précises. Trois jours avant, il avait rendu à son éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens, un manuscrit intitulé : Suicide. Il y évoque un ami mort voilà quinze ans. Il aimait Raymond Roussel, Yves Klein, Georges Perec, Robert Bresson. Son dernier ouvrage publié, Autoportrait, paru en 2005 (1), commençait par ces mots : «Adolescent, je croyais que la Vie mode demploi maiderait à vivre et Suicide mode demploi à mourir.»Constats. Edouard Levé avait 13 ans à la parution du roman de Perec, 17 ans à celle du manuel de Claude Guillon et Yves le Bonniec. Entre ces deux âges, lit-on ailleurs dans Autoportrait, «jai acheté deux ouvrages de la collection Que sais-je ? , lun sur lart, lautre sur la folie, ce sont encore les sujets qui me troublent le plus. Jai commencé six fois à lire lInterprétation des rêves, je ne sais pas pourquoi jai arrêté.» Tout le livre est ainsi, un enchaînement sec, sans chevilles ni logique, de constats sur lui-même : une phrase, un constat. Au lecteur de conclure ce quil veut ou peut de faire la psychologie, la morale ou, plus modestement, dapprécier les effets comiques nés dassociations surprenantes. Au bout du compte, ce livre sans mode demploi ni démoi établit son authenticité dune manière spéciale : en tuant la marionnette avec un silencieux.La vie entière de Levé se trouve dans Autoportrait, mais on ne ly voit pas. Il ne veut surtout pas la reconstruire, faire le malin avec son personnage, légender un récit. Il se décrit sans amour-propre, en photographe que par ailleurs il est : plaque sensible et mémorielle sur laquelle des souvenirs, des images, des goûts, des attitudes, des réflexes, des sensations, se sont inscrits. Ni plus, ni moins, mais, à chaque phrase, totalement ça : une photo cadrée dinstinct, avec soin, unie aux autres par ce qui semble un hasard, et qui nest sans doute quune forme aboutie et méticuleuse dabsurdité. Pas de commentaires : un minimum dexpérience et un maximum de désespoir enseignent quils sont toujours de trop. «Je rêve dune écriture blanche, dit-il, mais elle nexiste pas.» Autre passage, au hasard : «Je pardonnerais à une femme de mavoir trompé si lautre est mieux que moi. Jaime lodeur de mes cheveux, même sales. Je suis émerveillé de pouvoir lever un bras sans comprendre comment mon cerveau transmet lordre. Je me dis régulièrement que je dois écrire des choses positives, jy arrive, mais cest plus dur que décrire des choses négatives. Dans un sandwich, je ne vois pas ce que je mange, je limagine.» Comment une phrase la-t-elle conduit à la suivante ? Chaque réponse est un récit quil na pas écrit. On peut limaginer. Expositions. Avant de publier, Edouard Levé fit lEssec, puis, de 1991 à 1996, il fut peintre. Il a écrit deux autres livres, uvres, Journal (1). Son travail photographique fait actuellement lobjet de six expositions. Il fait écho aux écrits, et vice versa. Une technique rejoint un état : la distanciation. Il savait quon vit dans un monde de stéréotypes qui font de nous des objets. Pour en traverser les apparences, il les reconstituait à froid : scènes dentreprise, de pornographie, de rugby. Sa précision plus quironique rappelle certains tableaux de Balthus. Il nest plus possible, ensuite, de regarder un cadre, un sportif, sans penser à la caricature qui les engraisse malgré eux. Edouard Levé a beaucoup voyagé. «La fin dun voyage, écrivait-il, me laisse le même goût triste que celui dun roman.» Il a photographié les Etats-Unis, un village du Périgord appelé Angoisse, quil a eu le goût de ne pas peupler dhabitants pour ne pas en faire des spécimens. Les habitants dAngoisse sont les A ngoissais, et non les angoissés. Langoisse na pas de visage et dailleurs elle est partout. Simplement, ici, elle portait son nom. En décembre 2006, il part en Argentine pour interroger les gens sur la dictature. Le livre ne se fera pas. De Buenos Aires, il nous écrit : «Jai donc erré, mais après une semaine de promenades transversales dans cette ville qui me rappelle New York pour la structure urbaine, Paris pour les vieux immeubles, et Bangkok pour le bruit, il serait temps que je rencontre des Argentins.» Exotisme. Un peu de temps passe et il rentre, avec un sentiment de perdition quil connaissait bien. «Il faut parfois se perdre pour trouver la route, conclut-il. Je ne sais pas encore quel chemin jai trouvé, mais je sens que je le comprendrai à mon retour.» On nous bassine avec les gens qui voyagent pour se trouver. Les seuls voyages sont ceux où lon ne trouve rien, surtout pas soi, rien sinon dautres formes sensibles dinquiétude et dabsence. Lexotisme fondamental, cest ça. Edouard Levé était un homme très drôle et profondément exotique. Les dernier mots dAutoportrait sont : «Je ne pourrai dire quune fois sans mentir : Je meurs. Le plus beau jour de ma vie est peut-être passé.» Pour une fois, on préfererait quil ait menti. Philippe Lançon Source: http://www.liberation.fr/culture/285343.FR.php
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